Mémoires, articles, études de cas, clinique individuelle et de groupe.

samedi 23 janvier 2010

ARTICLE SUR LA SOUFFRANCE ET LE SUICIDE AU TRAVAIL. Dejours / Novarina.


Travail et créativité



La psychodynamique du travail porte un regard nouveau et s’éloigne des conceptions sociologiques traditionnelles qui considèrent souvent le sujet comme étant en quelque sorte conditionné par la société dans laquelle il vit, le plaçant ainsi dans une position d’objet. À l’instar de la psychanalyse, le sujet est considéré dans la psychodynamique du travail comme étant actif et responsable de son rapport au monde et à l’autre.

Dans la thèse de la centralité du travail, Christophe Dejours explique que ce « (…) n’est pas une évolution de la société qui retentit comme cela sur le monde du travail et de l’évaluation ». C’est au contraire « le monde du travail [qui] est le lieu où s’expérimente la société. » Le travail fait donc évoluer la société et c’est en cela qu’il est central. La société est transformée par ce que nous apprenons ou ce que nous désapprenons dans le travail et les rapports de travail ne sont pas le reflet de la société. 

La souffrance est ainsi perçue comme préexistant au monde du travail, elle en est la condition et est constitutive du sujet. Créativité et défenses psychiques sont des réponses à cette souffrance et sont en lien avec la question de l’identité. Lorsque les défenses ne sont plus assez efficaces, des décompensations ou à des passages à l’acte suicidaires peuvent apparaître.


Pour illustrer ces deux principales idées que sont la centralité du travail et la nécessité de prendre en compte les stratégies défensives des sujets pour comprendre la question du suicide au travail, je m’appuierai sur une pièce de théâtre de Valère Novarina. Ce texte a été publié en 1989 et s’intitule « L’atelier volant » . Bien que cette fiction parle d’elle-même, j’effectuerai une sorte d’analyse de quelques extraits de cette pièce, entrecoupée d’exemples personnels et de liens avec l’approche psychopathologique et psychodynamique du travail.






L’atelier Volant

Neuf personnages :


Monsieur Boucot
Madame Bouche
Le Docteur


Six employés
– A, B, C, trois hommes.
– D, E, F, trois femmes.


Monsieur Boucot et Madame Bouche forment un couple. Monsieur Boucot est le directeur de l’usine. Madame Bouche tient un magasin dans lequel elle vend les productions de l’usine aux employés. Elle est aussi la conseillère de son mari. Le Docteur a une place très ambiguë où il alterne entre le rôle du vendeur de bétail humain et le rôle de médecin. Les six employés forment trois couples dans la vie privée.


Trois lieux scéniques :


L’atelier :
un rez-de-chaussée,
un étage,
une roue,
des passerelles.

La maison de Boucot.

Les trois maisons des employés.



Ce premier extrait nous met d’emblée dans le contexte d’un rapport commercial et de domination, entre Boucot et les employés :


BOUCOT. – Mes ateliers sont déserts… Dites-moi Docteur, vous n’auriez pas trouvé de la main-d’œuvre ?
Le Docteur apparaît et arrache le drap qui recouvrait le groupe d’employés :


LE DOCTEUR. – Admirez, Monsieur Boucot, cette superbe collection française ! Du personnel de toute première qualité ! Ils obéissent à la voix et au geste !
BOUCOT. – Oh, les beaux manuels ! Je suis fou de désir !
LE DOCTEUR. – Le lot est à vendre… Y a-t-il preneur ?
BOUCOT. – Moi, Boucot, je suis amateur, grand collectionneur d’employés subordonnés ! (Il les examine : ) Les pattes sont bonnes… La cervelle est bonne… Jolie troupe, tout est très bon, j’embauche le tout. (p. 10).


Boucot se définit lui-même comme un grand collectionneur et montre ainsi un désir de maîtrise, qui peut ressembler à une défense obsessionnelle de type anale. Il souhaite avoir une emprise sur les employés, comme le petit enfant qui se réjouit de sa maîtrise du monde à travers le contrôle de ses sphincters. Les employés subordonnés m’évoquent l’esclavagisme, mais aussi un roman du japonais Shozo Numa, intitulé « Yapou, bétail humain » , dans lequel l’auteur pousse à l’extrême cette idée de bétail et fait le lien avec le sado-masochisme. Il écrit ce livre après la seconde guerre mondiale, en imaginant la société dans plusieurs milliers d’années. Les femmes blanches ont le pouvoir et les hommes sont classés par races. Les blancs sont acceptés auprès de ces femmes, les personnes dont la peau est noire sont des esclaves et les Yapous, anciens japonais, sont transformés en bétail humain. Le livre est bien sûr terrifiant, difficile à lire. Les blancs font subir aux Yapous toutes sortes d’opérations, afin qu’ils deviennent des objets bien utiles pour la vie quotidienne (meubles, toilettes, jouets sexuels, …). De la même manière que pour les employés acceptant d’être vendus par Le Docteur, je me demande comment l’être humain peut en arriver à accepter, voir provoquer, de telles situations ? Y a-t-il chez les employés, comme chez les Yapous, une sorte de jouissance masochique qui entraîne une acceptation de la domination des uns sur d’autres ?


Dans « L’atelier volant », les employés paraissent tout d’abord complètement soumis. Cependant, dans l’extrait suivant, ils se défendent contre le sentiment d’être exploités, en tentant de négocier leur embauche et en s’interrogeant sur la possibilité de cliver leur corps, entre espace groupal de travail et espace individuel. Le travail occupe une place centrale dans la construction de l’identité. Celle-ci dépend du regard des autres et se déploie de deux manières. Le rapport au groupe implique tout d’abord une mise en conformité face aux attentes sociales, qui sous-tend une mise à l’écart de l’individualité. Le sujet accepte ce compromis par peur des conséquences de la non-conformité, et pour ne pas se trouver seul. La singularité du sujet est aussi en jeu dans cette construction et le travail a alors une place fondamentale pour sauvegarder son identité.


F. – Monsieur le marchand, s’il vous plaît, est-ce qu’il y aurait possibilité de ne vendre qu’une seule de ses mains ?
D. – Oui, oui ! J’aimerais garder un quart de ma tête !
BOUCOT. – Messieurs, je regrette, pour l’instant on ne fait pas le détail.
B. – On conserve son privé, tout de même ? (Il se tient le cul.)
BOUCOT. – Bien entendu… J’embauche, je prends, mettez le tout dans mon panier !… (Il va pour les prendre…)
C. – Stop. Je ne suis pas ton domestique.
BOUCOT. Viens. Tu auras de la monnaie.
C. – Halte. Combien ?
BOUCOT. – Cinquante mille.
C. – C’est peu.
BOUCOT. – Il y a beaucoup de perspectives d’horizon avec pas mal de primes de promotion.
LES EMPLOYÉS. – Oh, excellent ! (p. 11)


Les employés sont rassurés par la possibilité de monter quelques échelons. Les perspectives d’horizon concernent un certain idéal du moi, tant au niveau individuel qu’au niveau groupal, avec la question de la reconnaissance de leurs compétences.


C. – Je suis son guignol. Boucot tire mes ficelles et ramasse mes produits. Je gagne ici ma croûte pour assurer ma vie privée. C’est splendide. Là-bas, chez moi, moi aussi je fais de la grosse production : j’entasse marmot sur marmot. (Hystérique :) Aux fleurs ! Aux fleurs ! Quand je sors la privée, la publique est sous le nid ; quand je sors la publique, je rentre l’autre avec un marteau ! Ha-ha-ha-ha-ha-ha !


Cet extrait montre que le travail est central. Il permet d’assurer la « vie privée ». Cependant, le privé est aussi perçu comme du travail puisqu’il se réduit ici à entasser « marmot sur marmot », comme s’il s’agissait, là aussi, de produire, à l’intérieur d’une entreprise familiale. Le privé comme le public servent donc à créer. Cependant, le travail public est d’autant plus central qu’il a des répercutions sur le privé, tandis que le privé doit être mis de côté.


Première pluie : Boucot leur lance une poignée de confetti :


BOUCOT. – C’est simple : je leur bouche la gueule de pain quotidien. Ils fructifient. Ça développe mon capital.
Beaux morceaux de singes, petits pioupious, vous êtes bouffé vifs ! Je suis ton patron, je te croque !
A. – Ce n’est pas vrai, Monsieur Boucot : vous nous fournissez le manger et le superflu.
C. – Faudrait pas exagérer, faudrait pas caricaturer !
A. – La condition s’améliore. C’est bientôt décent ici.
BOUCOT. – Allez, allez, faut fonctionner ! Pas d’histoires ! (P. 14)


Le travail permet la survie, en passant par le besoin de se nourrir, et entre ici en conflit avec le besoin d’exister individuellement en tant que sujet. Boucot dévore ses employés, afin d’en récolter les fruits après digestion. Dans ce rapport d’autosuffisance, Boucot paraît omnipotent, montre un fantasme d’auto-engendrement où il crée lui-même les employés et a donc un contrôle absolu sur ses rejetons. Les employés sont d’ailleurs rabaissés à une place d’objet, en n’ayant pas d’identité. Boucot les tutoie, ils sont nommés par des lettres, tandis que le patron à un nom précédé de « Monsieur » et se fait vouvoyer. Les employés luttent déjà un peu contre cet écrasement de leur personne, en refusant la centralité de Boucot. Cependant, le travail reste central dans la vie du sujet et l’employé « B » l’exprime ainsi :


B. – Tu comprends Denise, je veux sortir de là, je veux pas stagner ! (Il rejoint sa place et travaille six fois plus vite.)
A. – Attention chef : s’il accélère longtemps comme ça, il va claquer !


L’employé « A » est attentif à la souffrance de « B », qui accélère la cadence de manière défensive. Selon les théories de la psychodynamique du travail, le travail ne produit pas la souffrance, c’est la souffrance qui produit le travail. Dans le cas de « B », l’augmentation de la cadence agit comme un exutoire contre l’agressivité, la frustration, la tension et l’énervement. Accélérer la cadence est alors une manière de ne plus penser à cette souffrance, en la déniant. Cette défense protège « B » d’une décompensation, mais elle risque d’anesthésier la pensée. L’agir permet d’éviter de penser, et c’est justement le besoin de soulager cette souffrance qui pousse le sujet vers le monde, qui le pousse à faire du zèle. Cette souffrance sera pathogène si elle ne se transforme pas en plaisir et qu’elle s’accroît en souffrance. Lors d’un travail dans un Mac Donald dans lequel j’ai réussi à tenir six mois, je remarque cette défense. Pour éviter de penser aux mauvaises conditions de travail, mes collègues acceptaient de répondre à la demande des managers, d’accélérer toujours plus la cadence. En ce qui me concerne, je n’ai jamais réussi à répondre à cette demande mais j’utilisais l’humour avec les clients, pour me défendre de cette situation précaire en terme de reconnaissance hiérarchique. La reconnaissance passait donc par celle des clients et a pu me suffire durant six mois. Dans L’atelier volant, « A » n’est pas dupe, il est solidaire de « B », il se défend par le langage, et tente de mettre en garde Boucot contre le danger d’un rythme effréné, tant pour son collègue que pour lui même :


BOUCOT. – Malheur de malheur !… Mais vous, vous êtes paresseux !
A. – D’accord chef, mais si j’accélère trop je claque.


Visite médicale. Boucot téléphone au Docteur :


BOUCOT. – Allô, l’hygiène ? Venez examiner mes personnels. Ils ne trouvent pas le rythme. (Le Docteur apparaît.) Docteur, tout ça manque d’ardeur, venez les fortifier. Je suis très affecté, comprenez : c’est mon cheptel, j’y suis très attaché. Tout le monde en place pour la visite !


Les employés se mettent en rang. Le Docteur les examine :


LE DOCTEUR. – Oh, ils ne sont pas beaux, ils sont tout troués !…
E. – Dis, on va déjà mourir ? Dis, on va encore servir ?


Les employés s’inquiètent de leur état « troué », se demandent si le travail (ou l’achat de produits de consommation) va pouvoir reboucher leurs trous, s’ils vont encore servir, puisqu’il n’y a rien de pire que de se sentir inutile. Travailler signifie être encore vivant, et c’est en cela qu’il est central à la vie du sujet, en permettant justement de rester en vie, de s’assurer de notre vivacité, de notre productivité.


LE DOCTEUR. – Les têtes flottent, les pattes sont molles… Je vais leur administrer un peu de durcisseur musculaire. Logiquement, ça devrait les revaloriser.
BOUCOT. – Attention Docteur, ne dépassez pas la dose : s’ils sont trop musclés ils vont se dresser et me frapper !
LE DOCTEUR. – Tenez, donnez-leur vous-même la cuillère. (Boucot les nourrit.)
BOUCOT. – Voici du lion.
C. – Merci chef. Ça va nous donner une santé de fer.
BOUCOT. – C’est un fortifiant. C’est de l’accélérateur de particules. J’espère que ça ne va pas vous énerver.
C. – Non, chef. On reste tranquille.


Le durcissement musculaire me fait penser à une métaphore de la sexualité, dans laquelle Le Docteur leur annonce qu’ils sont impuissants. Leurs membres sont mous et ne demandent qu’à se dresser pour être efficaces. Cela rappelle la productivité familiale évoquée précédemment, en entassant marmot sur marmot. Être impuissant dans l’entreprise est mis en parallèle avec l’impuissance sexuelle, ce qui renvoie à nouveau à la centralité du travail, tant dans le public que dans le privé. Boucot leur donne un fortifiant pour les « revaloriser » sur le plan de leurs capacités physiques puis accélère le rythme de la production.


A. – Au secours Monsieur Boucot ! Le téléphone vient d’annoncer que l’étranger trouve qu’on fabrique trop. On risque de plus pouvoir vendre !
BOUCOT. – Voyez comme je suis accablé de responsabilités ! Maintenant que le rendement à augmenté, faut que je baisse la production !… Trop de main-d’œuvre : va falloir licencier… Ah, croyez-moi, Mesdames, ça n’est pas de gaieté de cœur !… (Il frappe dans ses mains :) Inspection ! Inspection ! Tout le monde debout ! (Les employés se mettent à nouveau en rang. Boucot en choisit un et l’examine :) Qu’est-ce que c’est que cette grosse poche ?… M’entendez-vous, Floupiot ?… (Il le fouille.) Quoi, quoi ? Un clou dans la poche ?… C’est un clou. Tu m’as volé un clou. Il m’a volé un clou. C’est un voleur. Vous aussi, il va vous voler !
LES EMPLOYÉS. – Pu-ni-tion !
B. – Si Floupiot a été malhonnête, il faut le chasser. Punition !
BOUCOT. – Donnez-moi sa fiche ! (Il la lit :) Ah ! Sexualité latente… !
A. Oui, c’est vrai chef !… Nous autres, ça nous empêchait de travailler, tout le temps ça nous induisait en tentation, on ne pouvait plus remplir nos fonctions, on n’avait plus le cœur à l’ouvrage !
D’un coup de pied, Boucot expulse le voleur :


BOUCOT. – Prend congé de cette vie, pauvre louche !
F. – Ah, on est bien débarrassé !


Les employés paraissent faire du zèle, ils ne sont pas solidaires et acceptent l’humiliation publique de Floupiot, sans le défendre. Ils l’écrasent encore un peu plus et de bon cœur. Aucun employé ne réagit, ils collaborent avec Boucot et sont en concurrence pour être bien vus de leur patron, ne pas perdre leur emploi et en espérant monter quelques échelons hiérarchiques. Cette scène montre la dégradation profonde du vivre ensemble et de la solidarité. La délation, la collaboration et l’acceptation de règles idiotes, permettent aux employés de ne pas s’opposer au groupe, en acceptant d’écarter son individualité, de peur d’être rejeté. Floupiot devient le bouc émissaire et se trouve donc seul face à l’arbitraire. Selon Christophe Dejours, « (…) l’intensification des nouvelles méthodes d’évaluations individualisées contribuent (…) à dégrader les relations de solidarité et d’entraide au profit de la concurrence et de la méfiance entre ceux qui travaillent. »


A. – Monsieur Boucot me donne des ordres, mais moi j’en donne à Monsieur Verdet. Verdit est un con. Verdet est un con. Boucot aussi, d’ailleurs. Je vais augmenter mon rythme. Monsieur Boucot me remarquera et me fera monter deux échelons. Là-haut, je gagnerai deux dollars de plus. Je recevrai toujours des coups, mais je pourrai en donner deux fois plus. Donc j’y gagne. Triste loi de la nature chacun hisse son cul. Le rat défend sa peau contre les autres rats. D’ailleurs Monsieur Boucot a dû commencer comme moi. C’est un loup véreux, un porc cruel ; mais il est arrivé à la force des poignets, faut reconnaître. Il a commencé par les bas emplois, maintenant il est dans les hauts emplois. Si je travaille beaucoup, moi aussi je vais m’élever dans les conditions. D’ailleurs c’est pas par égoïsme, je monte avec moi toute une famille, vers des circonstances meilleures ! (Il s’élève, grimpe à l’étage supérieur.) Suis-moi des yeux, chérie, ne me quitte pas des yeux ! (Parvenu au sommet :) Ah, d’ici, en effet, on est vraiment mieux ! On est déjà beaucoup plus haut dans la maison, on a des accès ! (P. 15 à 18).


Ce qui est exploité par l’organisation du travail, ce n’est pas la souffrance elle-même mais plutôt les mécanismes de défense déployés contre cette souffrance. L’employé « A » se défend de sa souffrance en exprimant un besoin de reconnaissance par le pouvoir qui se transforme alors en plaisir. Sa souffrance le pousse à se hisser et cela pose la question de la perversité en entreprise et du plaisir du sadique qui pense dominer l’autre par la force et la pression. « A » est prêt à continuer de recevoir des coups si cela peut lui permettre d’en donner deux fois plus et montre alors une défense de type sadique-orale où la jouissance passe par la dévoration de l’autre.


Les employés aperçoivent Madame Bouche et la sifflent.


BOUCOT. – Boucot, Boucot, entendez-vous ? C’est un signal. D’hostilité. Ça n’est pas bon signe. La troupe s’énerve. C’est la vie des capitales ! Silence ! (Sifflements sauvages des employés.) Ah mais ! S’ils éclataient ?… Ces corps pressés, ils vont sauter, s’ils restent ainsi les dents serrées ! S’ils sont pas purgés, ils vont s’insurger ! Seigneur, que faire, ça risque de surgir ! Allons Boucot, si ça grimace, dé-cadenasse-les !
Vingt-quatre heures loin des étaux !
Je vais mener aux champs leurs personnes privées et les laisser s’ex-primer dans les herbes. Ça va les calmer. Quand il sera lundi, ils auront retrouvé le chemin de l’établi, ils reviendront me manger dans la main.
Allez, allez, li-ber-té !
Oiseaux, sortez des nasses !


Boucot les libère comme des poules et recouvre l’Atelier d’une housse verte. Les employés libérés se heurtent comme des oiseaux. Les couples se reforment avec précipitation. Deux employés, à quatre pattes, courent, se cognent et meurent.


MADAME BOUCHE. – Ces sorties en auto, c’est un vrai massacre de chatons. (P. 29).


La cadence a augmenté et les défenses des employés commencent à se réduire, à être beaucoup moins efficaces. Lorsque les défenses individuelles s’usent, par excès de solitude, des stratégies de défenses collectives apparaissent. Les employés se regroupent comme d’un accord commun et sifflent Madame Bouche (Bush ?). Boucot tente alors de faire taire la souffrance et le mouvement de révolte qu’il entrevoit, en décidant de permettre à son troupeau de s’aérer. Boucot permet un espace de convivialité à ses employés, afin de mieux les maîtriser au retour. Cependant, ce temps libre leur permet de penser à leur souffrance :


E. – Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais quand on voit ce que je vois, l’envie vous viendrait de prendre une sorte de large définitif : sauter à l’eau, se prendre à son cou, rouler à deux pattes dans la joie, s’abandonner dans la noyade de la noyade !


À ce mot Boucot se redresse et Madame Bouche surgit :


MADAME BOUCHE. – Attention ! C’est dangereux de les laisser ainsi au bord de l’eau ! Hé Monsieur Boucot, vous ne craignez pas qu’ils le fassent vraiment, qu’ils délaissent vos travaux et qu’ils aillent se foutre définitivement à la mer ?
BOUCOT. – C’est un risque à prendre. Je ne vous cache pas qu’il m’est arrivé d’en perdre comme ça huit d’un coup. L’an passé à Arcachon. Il faut les lâcher, oui, mais savoir aussi maintenir leur intérêt.


Madame Bouche infantilise complètement les employés qui risquent de se noyer en restant au bord de l’eau, comme des chatons insouciants, vulnérables et patauds. Les employés n’ont rien à faire, ils ont le temps de penser et risquent donc de passer à l’acte. La réponse à leur souffrance se trouve dans l’abandon à la noyade, à la mer infinie.


Une défense collective de type maniaque est alors inventée (proposée par Madame Bouche et acceptée par les employés). Celle-ci place à nouveau les employés en concurrence, en rivalité, et permet de combler le vide. Pendant que les employés ne travaillent pas, ils ont le temps de penser et d’être confrontés au retour de la souffrance. L’agression peut se retourner contre les Boucot qui cherchent sans cesse à la maîtriser avant qu’elle n’émerge :


MADAME BOUCHE. – Vite ! Organisons des jeux, des concours de curiosité, des courses de vitesse, des championnats de devinettes, des distributions de prime du plus beau !


(…)
BOUCOT. – (…) Hé, pendant qu’ils jouent, ils ne se pendent pas !
MADAME BOUCHE. – Attention, ils s’énervent ! Attention, il ne faudrait pas qu’ils exagèrent, et que sous prétexte de sport, ils aillent vous casser la gueule ! Ce sont des oiseaux d’élevage, il ne faut jamais les brusquer.


En effet, les employés, dans leurs jeux sportifs et guerriers, frôlent Monsieur Boucot de plus en plus dangereusement.


BOUCOT. – Vous avez raison. Assez rigolé ! « On ferme, on ferme ! » Allez, on rentre à la baraque !
(…)
MADAME BOUCHE. – Allez, au bercail ! Ce baigneur voulait sortir du rail. Mais j’en ai pris soin. Il est un peu arriéré.


Les employés sont totalement soumis au bon vouloir de leur maître puisqu’ils sont animalisés. Ils sont des petits animaux sans défenses lorsque Boucot souhaite montrer sa domination, et ne deviennent des lions que pour répondre aux exigences du travail. Boucot les remet à une place de bétail sans conscience, domestiqué et dépendant, chaque fois qu’un risque de révolte apparaît. Il les rabaisse alors à un niveau d’êtres arriérés qu’il faut protéger et dont il faut gérer à leur place le peu de temps libre qu’il leur est accordé.


E. – En avez-vous passé de bonnes ?
F. – Brèves… brèves… ! Quelle différence entre ici et là-bas ! J’en ai plein les pattes !
E. – Calme, du calme… Moi, voyez-vous je garde tout de même bon espoir. Suivez-moi bien ; ça fait encore six semaines jusqu’à la fin de l’année, alors j’aurai trois jours. Puis huit semaines et j’en aurai un. Après quatre semaine et demi, j’en aurai quatre pour moi toute seule, quatre ! Puis après dix semaines, j’aurai un jour entier (hélas trop bref !) ; puis ça fera six semaines pour l’année suivante, où j’aurai trois grands jours.
F. – Eh bien, vous au moins, vous n’avez pas à vous plaindre ! Moi je n’aurai que un jour, dans onze ans.
E. – Mais vous gagnez beaucoup de francs, beaucoup plus que moi ! Et dans quinze ans vous aurez sept mois… Mais vous aurez alors soixante-treize ans ! C’est bien fait pour vous ! (P. 36 à 40)


Ce passage très caricatural sur les congés pose la question de l’évolution actuelle vers une remise en cause des acquis sociaux : congés payés, travail le dimanche, départ à la retraite de plus en plus tardif, loi sur les 35 heures de travail hebdomadaires bientôt supprimée, … La concurrence entre employés se retrouve ici aussi lorsque l’employée « E » se réjouit du peu de vacances de l’employée « F ». L’aliénation du travail a complètement anéanti la solidarité entre pairs. Selon Christophe Dejours, « (…) les règles de travail associent toujours deux choses : la manière de travailler et la manière de vivre ensemble. Toutes les règles de travail contiennent donc cette double polarité : à la fois technique et finalement morale-pratique ou sociale. On comprend alors que les espaces dans lesquels se renouvellent et se transforment les règles, qui contribuent à faire évoluer l’organisation du travail, mais cette fois collectivement, passent fondamentalement par la convivialité et les espaces informels. » L’espace informel, partagé par les employés de Boucot, ne permet même pas de créer de la solidarité dans le travail.


Le travail a partie liée avec la souffrance et la reconnaissance. Cependant, si la dynamique de la reconnaissance est paralysée, la souffrance ne peut plus être transformée en plaisir et ne peut plus trouver de sens. Toute créativité est annihilée. Dans mon emploi actuel d’auxiliaire de vie scolaire, il m’arrive régulièrement d’aller fumer une cigarette avec une collègue de l’école pendant la récréation des enfants. Au début, je fumais seule, puis Régine m’a un jour rejoint. De nouvelles habitudes se sont créées et ont permis d’instaurer du lien social. Lors de ces temps informels, nous évoquons régulièrement notre vie privée, mais aussi nos difficultés dans le travail. L’institutrice avec laquelle je travaille m’annonce, en nous voyant sortir, que nous prenons notre « espace de convivialité ». Cette remarque est pertinente puisqu’il s’agit effectivement de créer un espace entre le formel et l’informel. Ce moment enrichit le formel en permettant de mieux connaître l’autre et ainsi de faire émerger de la solidarité en laissant possible l’expression de la souffrance ou du plaisir au travail.


L’extrait suivant montre justement l’effacement du plaisir et l’inefficacité qui en découle. La possibilité de sublimation dans le travail apparaît quand celui-ci est source de plaisir. Si le plaisir n’est pas ou plus présent, la souffrance deviendra pathogène.


BOUCOT. – Mais ils ne foutent rien, ils ne foutent rien ! Il faut organiser une grande semaine nationale de lutte anti-paresse… Parce que, vous comprenez, chers collaborateurs, je viens de recevoir une lettre de Rome : les productions étrangères deviennent plus grosses que les nôtres et vont nous rattraper. Si nous ne voulons pas être absorbés tout crus, il faut travailler plus vite pour stimuler l’économie… C’est pas moi qui le dit, ce sont les experts ! Regardez les feuilles chiffrées…


Il tend la feuille à une employée qui la lit avec attention :


E. – Bien, bien… Mais dites-moi Monsieur Boucot, pourquoi est-ce signé « La chèvre de Monsieur Seguin » ?
BOUCOT. – Ça doit être une faute de frappe… Corrigez-là, s’il vous plaît, mettez… « Le Maréchal-Observateur des Experts » (Il fait tourner plus vite la grande roue qui se trouve au-dessus de l’atelier : le rythme des travaux s’accélère.) Je n’y peux rien n’y vous non plus, c’est une décision purement technique, hélas, c’est le progrès : la civilisation moderne exige beaucoup de nous !
A. – Bien sûr, Monsieur Boucot, bien sûr… C’est pas nous qui allons prétendre percer les secrets de l’Économie ! Pour ça on est trop mal placés.


Boucot est en pleine manipulation. Il fait appel à la science, aux experts, pour justifier des conditions de travail pénibles. Lui et ses employés acceptent de collaborer, avec l’idée de faire marcher l’économie. Cet extrait montre d’une part que le système économique est bien sûr basé uniquement sur la confiance, d’autre part que c’est le travail qui modifie la société. Le travailler est, pour Christophe Dejours, la face subjective et invisible du travail. Le travail permet de modifier le monde mais aussi de se modifier soi-même. En acceptant de collaborer, de faire du zèle, les employés amènent d’eux-mêmes le processus de changement.


Tout le monde travaille vite et bien. Grande joie de Monsieur Boucot :


BOUCOT. – Voilà ! Ils ont le bon rythme d’accroissement ! Ô j’aime ! Travailleurs de mes couilles, rejouez moi cet air ancien ! Madame Bouche, je voudrais augmen-ter encore le rythme !
MADAME BOUCHE. – Ils tiennent le coup, mais ne tirez pas trop sur la ficelle : il pourrait y avoir, à la longue, une vague de mécontentement populaire…
BOUCOT, effondré. – Que faire, malheur de malheur, que faire, quid faciam ? Je suis matériellement o-bli-gé d’augmenter le rythme ! Comprenez, c’est en moi un besoin profond ! Une exigence du plus intime de moi-même ! Si je perd un gramme, je maigris et comme les autres n’arrêtent pas de grossir en fabriquant, le moindre gramme perdu, c’est un pied dans la tombe… Alors, il faut qu’ils accélèrent !
MADAME BOUCHE. – Si vous voulez qu’ils acceptent d’accélérer beaucoup, il faudra les augmenter un peu.
BOUCOT. – Pas question. N’insistez pas.
MADAME BOUCHE.- Un tout petit peu… Un centime. Ah le porc, il ne veut pas lâcher sa monnaie !
BOUCOT. – Ô Madame Bouche, ne peut-on pas essayer plutôt de combler leurs besoins spirituels ? Leur Organiser des dépôts de gerbes, des défilés-surprises ?… Ô bouclette, aidez-moi, je suis si avare ! Il va certainement y avoir un jour, un complot contre moi. (P. 41 à 43).


Boucot montre une défense maniaque et un besoin de dévoration ressemblant à de la boulimie. Sa toute-puissance narcissique va jusqu’à donner le sentiment qu’il se prend pour le père de tous ses employés, tout en les considérant comme ses spermatozoïdes qui iront féconder la production, lorsqu’il affirme « travailleurs de mes couilles ». Cependant, il s’agit aussi d’une manière de dire qu’ils sont insignifiants. La reconnaissance hiérarchique est donc absente. Or, si celle-ci fait défaut, (en plus de la non-reconnaissance entre pairs), les sujets s’engagent dans des stratégies défensives pour éviter la maladie mentale, avec des conséquences sérieuses pour l’organisation de travail. C’est ce que Madame Bouche appelle une « vague de mécontentement populaire ».


Dans l’extrait qui suit, Madame Bouche est déguisée en Monsieur Plumier, pour renseigner discrètement Boucot sur « l’état des esprits ». Entre temps, Boucot augmente de plus en plus la cadence.


BOUCOT. – Que signifie ce tapage d’oiseaux ?
MADAME BOUCHE-PLUMIER. – Je vous avais prévenu : mécontentement populaire.
E. – C’est lui le mauvais exemple qui a commencé à revendiquer, il faut le punir… Mais nous aussi, nous voulons être augmentés et mieux considérés.
BOUCOT. – C’est une loi quasi générale dans les clapiers : plus ils en ont, plus ils en veulent. Il y a des meneurs ici ! Je les ferai bastonner par mes polices.
(…)
C. – Monsieur Boucot, nous voulons de la monnaie !
BOUCOT. – Passez-moi le dossier Export, je vais voir si c’est possible. (Il consulte le dossier très vite.) Hélas non, pauvre France, ce n’est pas possible… Vous comprenez, avec cette crise du dollar, nous ne pouvons vraiment pas augmenter des porcs aussi porcs que vous !


La délation entre employés continue, cependant, ils commencent à être solidaires pour une cause commune. Boucot utilise le « nous » pour se dédouaner de ses responsabilités, faisant à nouveau appel à la science pour argumenter son refus d’augmenter les salaires. Les employés veulent être augmentés mais veulent aussi être mieux considérés. Boucot ne prend pas du tout en compte cette demande. Il les réduit à nouveau à l’état de petits lapins vivants dans des clapiers, conditionnés à fermer leurs clapets. D’autant que nous savons que les lapins ont une vision très restreinte, de la même manière que les employés utilisent ici une défense psychique qui se manifeste par la mise en place d’œillères, pour éviter de voir les mauvaises conditions de travail. De plus, les lapins ont le cœur fragile et peuvent mourir sous l’effet du stress. À l’instar de ces lapins, et des chatons évoqués plus haut, les employés sont ressentis comme fragiles, capables de se laisser mourir. Boucot, quant à lui, reste fixé sur la question de l’argent, arguant qu’on ne donne pas d’argent aux porcs, de la même manière qu’on ne donne pas de confiture aux cochons. Louis Ferdinand Céline a effectué un parallèle entre la culture et la confiture, en précisant que moins nous avons de confiture, plus nous l’étalons. Pourquoi donc leur donner de la confiture puisque les employés ne devraient pas avoir la prétention de pouvoir accéder à la culture et à la sublimation ?
L’employé « A » se révolte, seul, puis est suivi de « C » et de Madame Bouche déguisée en Monsieur Plumier :


Brusque révolte solitaire :


A. - Assez, assez ! Cette manipulation permanente ne peut plus durer, il faut se battre contre le chien ! Boucot, on va t’ouvrir les capitaux et te vider de ta propriété, ça va fleurir !
(…)
C. – Halte, bouc ! Nous voulons du grain, vite !
(…)
MADAME BOUCHE-PLUMIER. – Au-gmen-ta-tion, augmentation !
BOUCOT. – J’hésite, je n’ose, je balance… c’est bien difficile… Enfin soit ! (Il leur distribue du grain.)


(…)
BOUCOT. – Trou de bec, Boucot ! Ça ne va plus ! Je leur donne ça et ils veulent ça, donnez-leur ça, ils voudront ça et ça et ça et ça ! Vous n’aurez plus rien. Mais vous racontez absolument n’importe quoi, vous réclamez n’importe qui n’importe où ! Vite, vite, le monde se gâte, il n’y a plus de conscience professionnelle, ce peuple se pollue ! (P. 47 à 49).


Si quelqu’un a le courage de prendre position les autres suivent, sinon, personne ne veut être l’initiateur du conflit de peur de se retrouver seul. Le sujet se défend contre l’ennui et contre la peur d’être seul, de ne pas être à la hauteur ou d’être témoin de pratiques iniques. Il ne subit pas ce qui lui arrive, il s’en défend et contribue par son zèle à son pouvoir de civilisation ou de destruction, tout en étant porteur d’attentes, d’espoirs vis-à-vis du monde social. Les employés de Boucot trouvent donc un compromis pour supporter le conflit d’être sujets porteurs d’une histoire singulière, en devant faire face à une situation de travail dont les caractéristiques sont fixés indépendamment de leur volonté :


BOUCOT. – (…) si vous continuez à récriminer, vous allez faire capituler la boîte ! Et si la boîte capitule, il n’y a plus de dollars pour personne, le cours des hausses d’effondrera, et vous avec ! Aujourd’hui, voyez-vous, il faut regarder les choses en face… et bien comprendre que vous êtes définitivement sous mon drap. (…) Alors restez dans vos assiettes ! Ou vous tomberez dans des trous !
D. – Il a raison. À chacun sa tâche. Il est spécialiste, après tout ! On ne peut pas avoir toutes les capacités. Assurons nos arrières !


Boucot met en place une nouvelle stratégie pour les remettre à leur place. Il leur donne la possibilité de poser des questions afin de mieux les dominer. L’idée de Boucot est de leur laisser croire qu’ils ont une marge de manœuvre dans l’entreprise en leur permettant de s’exprimer. Il leur prouve cependant, tout au long du prochain extrait, qu’ils ne sont pas cultivés, que leur place n’est donc pas à la sienne et qu’ils risquent de tomber dans un trou (d’angoisse) s’ils continuent à se poser des questions :


E. – Ah Monsieur Boucot, c’est terrible ! Voilà que je me pose de nouveau des questions ! Faites quelque chose !
BOUCOT. – Cher peuple, vous êtes bien sympathique, mais vous êtes tous bouchés et ultra-clos… Vous voudriez faire tourner la boîte, mais vous ne savez même pas comment elle vous tourne en vous faisant tourner autour des autres boîtes qui tournent autour de vous ! (…) Si vous alliez un peu plus souvent à l’université, vous seriez moins bêtes ! (Applaudissements) Personne n’est maître des événements, mais chacun peut y prendre une belle place !
B. – C’est vrai. Les cons n’ont qu’à crever ! (P. 60-61).


Boucot continue sur sa lancée en souhaitant désormais leur apprendre la langue. Ou plutôt leur prouver qu’ils n’en ont pas, qu’ils sont manquants, défaillants ; qu’ils ont une place mais aucune emprise possible sur les évènements. Je pense que la langue est ici une métaphore du désir. Lorsque Boucot leur annonce qu’ils ne peuvent pas parler, il semble vouloir dire qu’ils ne sont pas autorisés à désirer autre chose que ce que leur condition d’ouvrier leur impose. La conception du conditionnement de l’être humain par la société, serait-elle une création de chefs d’entreprises, pour tenter d’avoir une emprise sur leur employés ?


BOUCOT. – Je suis heureux que vous me posiez cette question, je voulais justement vous apprendre la langue.
C. – Oui, oui, à la fin maintenant, nous voudrions savoir qu’est-ce que la langue et où va-t-elle ? D’où vient la langue et où elle va ? La langue, est-ce celle-là qui me sort du trou ou celle-là qui me sort du trou ? Est-ce celle-là qui me sort du trou ou est-ce celle-là qui me sort du trou ? Elle ne veut pas que je me taise. Monsieur Boucot, s’il vous plaît à la fin, que me veut ma langue là qui me fourche ?
BOUCOT. – Elle veut vous tromper.
C. – Au secours, ma langue veut me parler !
BOUCOT. – Parler ? Hé les fous, vous ne pouvez pas parler, vous ne savez pas la langue !
D. – Et celle que nous avons dans la bouche, peut-être ? N’est-ce pas une langue cet engin que nous tenons dedans ?
BOUCOT. – Non. C’est une queue. Faut la cacher et se taire. Parce que vous n’êtes pas cultivés, vous n’avez rien dans la bouche.
F. – Et vous, qu’y avez-vous ? Pas de langue non plus ?
BOUCOT. – Si j’en ai une. Je l’ai gagnée à force d’aller à l’école. Vous, vous avez dedans une queue.
E. – Qu’est-ce que la queue ?
BOUCOT. – C’est tout ce qu’il ne faut pas sortir.
A. – Alors il faut se cacher la langue ?
BOUCOT. – Exactement. Et l’avaler. Votre tête s’en ira mieux.
A. – Ça y est, Monsieur Boucot, j’ai avalé mon pic et je sens déjà que ma tête se dégage. L’engin est noué quatre fois sur lui et se tait.
B. – Ciel je n’y arrive pas ! Elle continue à s’agiter et je parle ! Ô j’ai honte de babiller : au secours ma queue veut me parler !
BOUCOT. – Qu’est-ce qu’elle a dit ?
B. – Je n’ai pas écouté. Mais je lui ai dit : sale serpent de braguette, tu voudrais te lever quand il ne faut pas, mais je te garde dedans et je ferme dessus les dents de mon poing ! Je l’avale sept fois et rentre au plus profond de mon creux ma langue pochée… Excusez ! Ma queue fourche encore, j’écorche un peu les termes…
BOUCOT. – Ce n’est rien. C’est parce que vous êtes jeune et que vous n’avez pas encore élu votre trou.


Boucot désigne ses employés comme manquants, de la même manière que pour Jacques Lacan, la femme est manquante. Il s’efforce de les laisser dans leur trou, tandis que les employés tentent d’en sortir grâce au langage, puisque la langue est bien sûr celle-là qui nous sort du trou, pour nous faire advenir en tant que sujet. Boucot se place à l’inverse d’eux comme ayant symboliquement le phallus et tente de cette manière d’exercer un pouvoir, une domination sur eux. Il les réduit à l’état d’animal, dont le seul but est de procréer, de dresser la queue, mais seulement après avoir élu son trou. Leur langue veut les tromper, les dévier de leur condition sociale. Boucot se bat contre l’émergence du désir individuel chez les employés, qu’il ne considère pas comme sujets, puisque amputés de la parole, castrés. Quelques employés refusent cependant l’aliénation que provoque cette soumission, en prenant la parole :


C., orateur. – « Le traitement n’est pas juste, le travail n’est pas juste, le partage non plus. Beaucoup de choses doivent être changées dans l’immédiat. D’abord nous désirons être augmentés, mais ce n’est pas suffisant. »… Eh bien, qu’avez-vous à répondre à tout cela, Monsieur Boucot ? Répondez !
BOUCOT. – Désolé, vraiment désolé : sur quarante-sept mots, vous avez fait dix-huit fautes d’orthographe… Savez-vous, bougre d’écorché, qu’on ne met pas de S à changé quand il se trouve derrière l’adjectif, qu’il y a deux M à immédiat et qu’augmenté garde son E quand il le met ?… Mais n’est-ce pas vous, qui tout à l’heure parliez ici même de C.O.U.I. deux L. E. ?
MADAME BOUCHE. – Oui, oui, qui ne sait parler, qu’il la ferme ! (P. 65 à 68).


Boucot est castrateur, il souhaite humilier l’autre pour mieux appuyer sa domination. Il manipule de manière perverse les employés en leur faisant croire que leur langue est une queue, que ce qui sert à s’exprimer est quelque chose d’honteux, qu’il faut cacher. Il fabrique ainsi ses propres lois, de la même manière que le pervers refuse à l’autre ce qu’il s’autorise à lui-même ; si sa langue est une queue, lui a le droit d’en jouir et de la montrer. La langue de Boucot est donc fourchue, bien plus que celle des employés, notamment lorsqu’il exprime de faux arguments : ceux de l’orthographe, plutôt que de répondre à la question de « C ». Boucot a une langue de bois qui n’accepte pas les fissures, tandis que sous son influence, les employés tentent, en vain, de faire taire leur désir qui se cache sous leur langue. Les employés apparaissent en tant que sujets désirants, et échappent ainsi à la maîtrise de Boucot. Ils acceptent de se taire parce que Boucot leur donne du travail et leur permet ainsi de ne pas devenir fous.


A. – Je voudrais ajouter que vous êtes un garde-fou et une sorte d’égout. (P. 68).


La remarque est clivée, Boucot est placé entre une fonction positive contenante et un rôle de dépotoir. Les employés sont ambivalents parce qu’ils doivent combiner intérêts individuels et intérêts collectifs pour survivre. Christophe Dejours note que le travail peut apparaître comme une tentative de vaincre la solitude pour conserver son identité : « Le travail est un moyen de reconquérir de vraies relations avec les autres ; ce ne sont pas des relations d’amour. Ce sont des relations d’appartenance, des relations de collectif, des relations de coopération, mais qui contribuent à tenir l’identité et donc à éviter, à bien des gens, de devenir fous. L’identité est tout de même l’armature de la santé mentale. »


C., parlant à la tribune, avec un large sourire. – Je suis fatiguing et abrutising, mais ma nervositing est une preuve de vitaliting et de prospériting ! C’est la faute à la conjoncturing-technicising-industriality !… Quand ça ne va pas, je pense à la planète de la lune.
B. – Eh bien ?
C. – Nous y arrivons !
B. – Bien sûr… J’irai peut-être moi-même un jour, si je n’avais pas ce satané cancer. Regardez mes mains : elles tombent. Ma tête est déjà pleine de poussière.
C. – Ce n’est rien. C’est la travaillose. On n’y peut rien. Ne vous en faites pas. Laissez couler. Détendez-vous… Oubliez…
BOUCOT. – Quelqu’un … a-t-il… quelque chose… à dire ?
LES EMPLOYÉS. – Non.
MADAME BOUCHE. – Eh bien, maintenant, comme vous avez été bien sages, on va vous passer un film artistique !
LES EMPLOYÉS. – Oui, oui, changez-nous les idées ! (Applaudissements.) (P. 73).


L’employé « C » annonce son épuisement et la défense qu’il met en place pour y faire face. Dans la psychodynamique du travail, la défense individuelle des œillères (je ferme les yeux sur ce qui se passe autour de moi) ou du silence (je réprime ma souffrance) sert à faire face aux rapports de domination et au réel du travail. Les employés sont en effet ravis d’être détournés de leur souffrance, de la « travaillose », par un film « artistique », ils veulent oublier leurs questions, leurs désirs, afin que le travail reste supportable. La télévision joue à mon avis le même rôle dans notre société réelle. Les employés acceptent eux-mêmes de s’anesthésier la pensée et Boucot les conforte dans cette idée :


BOUCOT. – Silence, cœur usé, ramassez vos noyaux ! Quand on tient si peu de place, l’heure passe, quand on pèse si peu de poids… Estimez-vous heureux. Mangez votre chiffre.
(…)
C. – Encore un qui ne donne droit qu’à peu… La chance me lâche, par où sort-on ?


Il cherche la sortie.
MADAME BOUCHE. – Ne partez pas les mains vides !


Elle dispose rapidement les objets sur le sol.


C. – Superbe étalage ! (À reculons :) Dommage si vite mûrir ! Voici déjà la fin, me voici au poteau. Je n’avais pas les moyens !


Il s’étrangle et meurt.


MADAME BOUCHE. – De ma vie de marchande je n’ai vu client aussi bête donner aussi vilain exemple !
LES EMPLOYÉS. – Il a craqué !


Mouvement vers le disparu. Madame Bouche les arrête :


MADAME BOUCHE. – Stop ! Pas par là ! Ici la sortie ! Profitez de nos oiseaux !
LES EMPLOYÉS. – Lesquels ! Lesquels ? Ah Monsieur Boucot, la tête nous tourne, nous aurions bien besoin d’une paire de pantalons ! (P. 79-80).


« C » se suicide après un mouvement euphorique où il reprenait espoir. Son exaltation était certainement aussi forte que son désir d’en finir. Les passages à l’acte suicidaires sont très souvent précédés de ce type d’exaltation qui couvre aux yeux de l’autre une souffrance d’autant plus profonde. Les employés reconnaissent que « C » a craqué, ils vont vers le corps et sont rattrapés tout de suite par Madame Bouche qui en profite pour vendre sa marchandise. Une paire de pantalons permet aux employés de panser leur souffrance, d’éviter la sidération, la tristesse, ou tout autre sentiment qui les obligeraient à penser.


Pour « B » aussi, la mort survient après un rêve d’idéal. Cependant, cet idéal ressemble lui-même au néant, à la mort, à la recherche du nirvana, c’est-à-dire le désir de passer au-delà de la souffrance. Permettre la diminution des tensions pour éviter le travail, dans son sens étymologique de « torture », ainsi que le manque de reconnaissance et de solidarité.
B. – (…) Je vais donc mourir… Quel dommage !… Juste un ou deux jours avant d’avoir eu le spectacle que je m’éveillais dans un rêve de monde foncièrement meilleur… Parfaitement ! Là-bas…(…) Là-bas, en tout cas, la population était beaucoup moins agressive. Il n’y avait plus personne de votre espèce ! Entre habitants, tout allait bien, on avait pratiquement fini de s’écorcher.
C. – Si on ne luttait plus, c’est qu’il n’y avait plus à partager. Il ne devait plus rester beaucoup de produits !
B. – Si, il y en avait, mais avec une différence d’usage telle que tout appartenait à vous et que tu avais pratiquement tout ce qu’il lui fallait ! (L’autre ricane.) Taisez-vous pauvre nombril !… C’était comme une sorte de potager ou plutôt de jardin d’agrément, passagèrement peuplé, tout y fleurissait, sans histoires, dans une ambiance cordiale d’honnête camaraderie… Une sorte de vaste espace libre, quadrilatéral, quasi neuf, extrêmement différent de nos trottoirs actuels… (Larmes.)
D. – Henri, ne désespère pas ! Fais confiance à l’évolution lente ! (Aux autres :) Aidez-le, vous voyez bien qu’il s’écroule !
C. – Tant pis ! Je ne sais pas. Le monde progresse si vite. Il faut prendre beaucoup de repos pour suivre. Pour suivre, il faut un effort terrible. (P. 117-118).


« L’évolution » paraît ne pas dépendre d’eux et les employés subissent donc passivement l’évolution (perçue comme lente ou trop rapide), sans se rendre compte que cette passivité a elle-même des effets sur l’évolution de la société. Un mouvement de solidarité apparaît ensuite, « D » demande aux autres d’aider « B » qui s’écroule. Peu de réponses, mis à part celle de « C », plutôt défaitiste et encourageante dans le côté mortifère. Selon l’approche psychodynamique du travail, trois éléments principaux interviennent dans l’apparition d’une décompensation en rapport avec l’organisation du travail. La fatigue, qui fait perdre l’appareil mental et la souplesse de ses rouages ; la frustration et l’agressivité, qui forment un système réactionnel laissant sans issue une part importante de l’énergie pulsionnelle ; l’organisation du travail en tant que système de transmission d’une volonté étrangère, qui s’oppose aux investissements pulsionnels et aux sublimations des sujets.


Le Docteur surgit au milieu des employés :


LE DOCTEUR. – Ah Mesdames, il est clair, on m’a trompé, je suis rangé à vos côtés !
A. – Assez pataugé, faut qu’on s’organise. En des milliers d’autres endroits, nous sommes des millions à ne pas avaler… les tenants et les aboutissants… du sombre règne… du couple Bouque…
C. – … Couple Bouque dont nous allons prononcer illico la fin et la chute !
LE DOCTEUR. – Au travail : répétons le plan des constructions et des destructions ! (P. 122).


Le conflit commence à s’exprimer, d’autant plus que les employés se sentent soutenus par Le Docteur. Cependant, comme nous allons le voir dans ces derniers extraits, le docteur et les autres employés paraissent se défiler bien vite. « A » est monté en haut d’un mât dans l’usine et est perçu comme étant en train de décompenser :


A. – Assa ! Oyessez ! Oussez ! Oyeça ! Assez ! Iça ! Içou ! La vie est mal organisée. Réclamons la fin des manigances tout de suite. Stop. Halte ! Ascoltez ce que je vole vous dire, mines de bouches. Nous, troupe du Bouc, décidons de nous assembler afin de vous démonter la tonne pour que vous disparaissiez et que nous asparissions ; décidons ici, dès tout de suite, de nous aspre jusqu’à la dernière bloute contre toute croupe et de faire cesser de suite toute condition de fou et de vous déhoupper la croupe !… Tous pions réunis sont assez pour sortir de la cage à bouc !… Certes, sans doute qu’il ne faudra pas hésiter à briser quelques glous et à se liguer contre les poupes, certes qu’il faudra briser quelques glous. Est-ce le cou de Madame ou celui de Monsieur que je trancherai d’abord, j’avoue que je ne sais pas encore… Je ne le sais pas encore car il brouille sans arrêt l’alphabet de mes trous en me glissant sans cesse et par-dessous, du dessus pour du dehors et du dedans pour du dessous ! Assez. Heureusement ça ne peut plus durer, car il ne s’est pas aperçu que moi dans mon for je l’ai bien reconnu et vu faire souvent celui qui voulait se faire prendre pour mes arrières, alors, tous trous ouverts et même si je tombe trois fois dedans, je sais encore bien qui les ferme ! Allons, allons, Mesdames et Messieurs, vous n’êtes pas sans ignorer qui est dessus et qui est dessous ?…C’est le bouc qui tient l’alphabet, c’est bien évident… Ça se lèvera tout à la fois, mon for me le dit et je suis bien pressé du moment. Voici ce que me dit mon for : que vous soyez dedans ou dehors, assez joué avec ma boule maintenant, voilà qu’elle ne roule plus du tout.
VOIX DE MADAME BOUCHE. – Qu’est-ce qui ne roule pas ? C’est vous, oui…
A. – Doube ! D’abus ! Debout ! Débuts ! Debout ! Élus ! À bas les lots ! Il est l’heure ! Assez de subrepticement ! Toutes les directions ! Il faut absolument bouleverser les où qui se font passer sans raison pour des pour et les embrancher avec, sonner les nouveaux, attribuer les devants et les fortifier ! Veiller aux erreurs, entourer les mieux, prévoir les quelques et vérifier tous les de, en finir avec les prix marchands, encourager les grands courants ! Rien oublié ? Si. Encourageons le ça à persévérer, renvoyons les fautifs et nous élisons tous, tout entiers, à la place, pour le meilleur partage et fructification du où et du quoi !
VOIX DE MADAME BOUCHE. – C’est bien vaste… Très, très vaste…
A. – À qui sourit de ma panne de vocables, je dis : j’en sais toujours encore assez pour dire où est le Nord et où est le Sud !… Le nouveau monde ne saurait tarder à venir. D’ici j’en vois déjà pas mal les flammes !
VOIX DE MADAME BOUCHE. – Beau voltophagiste haut juché, on vous écoute : continuez vos contes…
A. – Assez compté de clous, nous exigeons le tout ! Pourquoi des miniatures et où ? Les pattes se multiplient pour qui ? Où va le reste, qui tire les fins et puis qui donc y va ? Pas nous. Fini, assez roulé sous ces seulement de puisque !… Les maintenant prennent la barre, voici duquel qui arrive avec deux bons chacun autour de soi ! N’importe se tient derrière, il prend la place de devant, Dieu ! voici qu’autour se lève et fait le tour de ça ! Ne vous laissez pas faire par cet enfin de mine qui vous trompe le tout !… Ah Messieurs, je vous jure, tout ça n’est pas bien loin ! Nous pouvons encore sauver la vie d’avec, si nous mettons le frein auprès de certain chaque… Avez-vous compris qui je nomme ?


Les Boucot et Le Docteur surgissent, grossièrement travestis en employés. (…)


BOUCOT. – Oui, oui. Vous nommez n’importe quoi.
LE DOCTEUR. – En tout camaraderie, on est bien obligé de te dire que tu cites n’importe qui.
MADAME BOUCHE. – Fils, recouvrez-vous, vous avez la tête fêlée.
BOUCOT. – Fou perché au mât, gare à vous ! C’est pas par là la sortie. Réponse !
LE DOCTEUR. – Motus. Vous lui avez mordu le coin de la nappe. Connu. Dingo se juche et fait le sourd.
(…)
A. – Herse de brique ! Je vous dis que c’est le bouc, le père Bouche, qui bloque les lippes ; alors il faut cesser, casser les lapes !
BOUCOT. – Lippe-lape !… Voyez chère cloche, vous n’avez que le sens où le vent vous porte, vos sons n’ont que la rime où le vent les pousse ; quittez votre cime, et revenez au rang reprendre vos assises, retrouver vos dessous.
A. – Mais puisque je vous dis qu’il y a des preuves de base que les dessous sont dans les nappes où j’ai perdu le fil !
LE DOCTEUR. – Suffit. Pile de mots ! Refilez-nous le sens, tout de suite !
A. – Je vous le sonnais il y a dix secondes encore. Où est-il ? S’il vous plaît, regardez-moi dans la bouche !
BOUCOT. – Approchez qu’on vous explore !… Ciel ! Vous n’avez pas un doigt d’âme et n’êtes seulement qu’une coque, sans beaucoup d’homme dedans. Je m’en doutais… Messieurs, ne cherchez pas l’homme dans ce fou sans doigt, il n’y en a pas un pouce dedans. Un homme marche l’âme au doigt, il marche au bras d’un trou, pas dedans… Ce n’est pas comme vous, ça n’est pas comme ça que marche un homme… Parce que vous n’avez pas un pouce de cœur.
(…)
MADAME BOUCHE. – Beau trousseur de spirales, on devrait t’enfermer. Il risque de se pendre !
LE DOCTEUR. – Tant pis ! Des types aussi peu réalistes, la société peut très bien s’en passer… Allez Bernard, reviens, fais pas l’con, quitte pas les copains, allez reviens, on va se faire une partie de quilles !…
(…)
BOUCOT et LE DOCTEUR. – Allez, fais pas l’con, reste dans ta nature Bob… Va aux dames, te mêle pas des bœufs, fais comme nous : désire un œuf. Qui veut plus qu’un œuf, jamais rien n’obtiendra… Tourne la page, laisse le bœuf, ramasse l’œuf… Bernard, Bernard, suis ton cordeau, grimpe pas plus haut que ta croupe, ramène tes désirs à la coque ! (P. 142 à 146).


Dans cette dernière scène de « L’atelier volant », (et avant de finir par être licencié), « A » parle en son nom mais aussi au nom des autres employés. Cependant, aucun d’eux n’intervient et Le Docteur, qui s’était rallié aux employés, ne le soutient pas dans sa lutte.
Dans une étude sur les perversions, Daniel Sibony évoque la « servitude volontaire » : « les masses qui acceptent d’être asservies alors que d’une chiquenaude elles pourraient se libérer… “grosse énigme“… ou alors, il faut dire non pas qu’elles supportent ce Chef mais qu’elles le veulent, elles veulent cette servitude en tant qu’elle est déjà là ; c’est leur moyen de mordre sur l’arbitraire du Chef, de l’entamer ; en attendant. En somme, un brin de perversion collectivement assumée ; identité assurée ; collage entre soi et l’Autre ; suicide à vie ; ni vie ni mort. Du reste, s’il suffit d’un coup de pouce pour renverser le tyran … qui sera le premier à faire le geste ? Qui voudra bien être cet élément perdu, sacrifié ? cet élément inconscient ? S’il y en a un qui veut être celui-là, la foule le lynche pour l’insulte qu’il lui a faite de la libérer tout seul, à moins … qu’il veuille bien être le nouveau maître… » Dans le cas de « A », lui en vouloir d’avoir le courage de s’exprimer pour renverser le tyran se manifeste par l’absence des autres employés. Seul, « A » est pris pour un fou. Au lieu de créer une mobilisation collective et solidaire, l’indignation et la révolte de « A » l’isole encore plus. La passivité, l’indifférence et l’inertie des autres employés sont des défenses psychiques en rapport avec leur soumission face à la domination symbolique. Sa révolte est perçue comme irrationnelle, il est stigmatisé comme fou, ce qui contribue à accentuer sa solitude. « A » se retrouve seul à soutenir un rapport critique à la réalité du travail, puisque cette réalité est désavouée par ses collègues qui ont certainement peur des conséquences. Ce manque de solidarité peut le faire douter du bien fondé de sa révolte et provoquer des failles psychopathologiques conduisant à une atteinte de son identité. Ses ressources défensives ne lui permettent pas d’assumer seul, sa position de marginal ainsi que le désaveu des autres. « A » revient donc à ses défenses précédentes qui l’amènent à accepter la domination de Boucot en quittant l’usine. Cette situation peut-être qualifiée de perverse, puisque la violence apparaît comme provenant du sujet marginal, et non des nouvelles formes d’organisation du travail. Il est alors légitime de se débarrasser de « A », puisque ses comportements isolés posent problèmes à l’entreprise.


Je souhaite finir par une citation dans laquelle Michel Serres fait l’éloge du chahut, en tant que mouvement permettant le changement. « M. Serres, dans cette petite étude où il évoque les chahuts qu’il a provoqués, montre les risques que comporte la rigidité des institutions qui, figées et même pétrifiées dans leur conservatisme, luttent contre tout changement. Pour lui, ce conservatisme “arrange“ les individus qui se tranquillisent par une adhésion totale aux règles et hiérarchies conventionnelles, sorte de confusion entre l’identité et le statut social. Le seul salut est dans le chahut, véritable contestation des règles et surtout des positions sociales, qui permet une distanciation et un réaménagement momentané de l’organisation institutionnelle en voie de bureaucratisation stérile. »

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