Mémoires, articles, études de cas, clinique individuelle et de groupe.

vendredi 19 novembre 2010

L'ATELIER DU NON-FAIRE


Les photos ont été prises à L'atelier du Non-Faire de l'hôpital de Maison Blanche, à Neuilly-sur-Marne.  
Merci à Christian Sabas, à Ismail Konaté, et aux patients du Non-Faire pour leur accueil et leur temps. 







« T… est brutal et entêté.
Ne te hâte pas de lui ôter ses griffes.
Elles sont peut-être ses seules qualités. »

Fernand Deligny, 1945.




Christian Sabas est né en 1953 à Pointe-à-Pitre en Guadeloupe. Il est infirmier psychiatrique, peintre et musicien. Il travaille à l'hôpital de Maison Blanche, près de Paris, et a créé l'Atelier du Non-Faire en 1983.





Un hors-lieu pour le Horla

Christian Sabas est l’instigateur d’un lieu étrange, ressemblant à un hors-lieu ayant poussé comme une mauvaise herbe dans le champ bien cerclé de l’hôpital psychiatrique de Maison Blanche. Lorsque nous arrivons dans cet hôpital en périphérie de Paris, les allées sont vides, les bâtiments sont ternes, froids, peu accueillants, et se ressemblent. Un seul bâtiment contraste : celui de l’Atelier du Non-Faire. Les murs et les fenêtres sont recouverts de graffitis de toutes sortes, et une fois à l’intérieur, le temps semble être en suspens. On y ressent une impression d’infini spatial et temporel qui contraste avec le sentiment de plein où nous nous heurtons à de multiples bords. Prises isolément, rares sont les œuvres ayant un réel intérêt esthétique. Cependant, ce qui frappe d’emblée, c’est que l’accumulation de peintures superposées et éparpillées du sol au plafond, sur 1000m², est elle-même une œuvre d’art. Cela fait en quelque sorte penser à un mélange entre œuvre unique vivante, atelier collectif et musée. Le Non-Faire est un hors-lieu hors du temps parce que tout se joue dans l’ici et le maintenant. Les règles rigides de l’hôpital ont quasiment disparues, il n’y a pas de relations de domination par le savoir, et l’espace est tel, que l’on souhaite s’y perdre, s’égarer, et errer.





Déterritorialisation de la folie

Dans les années 80, alors que le courant de l’antipsychiatrie existe déjà depuis quelques années, l’état de la psychiatrie reste un champ de bataille, sur lequel s’affrontent ceux qui prétendent détenir un savoir et ceux qui en sont dépossédés. L’arrivée des neuroleptiques instaure ensuite une vaste entreprise de médicalisation à outrance, permettant de faire taire les symptômes, d’étouffer les cris qui dérangent. Parallèlement, et avec l’essor du capitalisme, une logique de rentabilité s’installe, réduisant les budgets, les effectifs, le temps passé auprès des patients et réclamant des comptes rendus écrits, dans une logique obsessionnelle de vérification et de surveillance – à l’instar du système panoptique décrit par Michel Foucault. La barrière est solide et sépare le fou du non-fou, l’asile de la ville. Le clivage entre bon et mauvais objet, entre intérieur et extérieur persiste, malgré les tentatives de désenclavement de la folie.

Dans ce contexte déshumanisé, créer l’Atelier du Non-Faire, c’est être tout autant subversif que lorsque Fernand Deligny s’occupe de jeunes délinquants en leur laissant disposer d’une grande marge de liberté, avec pour conséquence de les responsabiliser. Ou lorsque le même Deligny emmène des adolescents autistes vivre à la montagne et refuse de les rééduquer. Tout comme Christian Sabas, le mot d’ordre est de laisser advenir l’imprévu, favoriser l’improvisation et le bricolage. En d’autres termes, accepter la différence dans ce quelle apporte de nouveautés et de surprises, et permettre à des personnes hospitalisées, marginalisées et privées de leurs droits de citoyens, de sortir de la psychiatrie par la peinture, la musique et l’écriture.

Au départ, la nécessité était donc de trouver une alternative au quotidien asilaire dans lequel le rapport soignant – patient se caractérisait par une mise à distance, une infantilisation et une objectalisation de ce dernier. Christian Sabas prend alors le parti de refuser la blouse blanche, et décide d’établir des relations ordinaires avec les patients : se promener, discuter, faire une partie de ping-pong, dessiner ou jouer de la musique. Cet infirmier semble vouloir agir en psychiatrie comme à la maison. L’idée est simple mais terriblement audacieuse ! et malgré de nombreux conflits dus à la rigidité de la machine institutionnelle, elle prendra de l’ampleur. À partir de ce bâtiment abandonné et de matériaux de récupération, cet espace se transforme en lieu d’expression brillamment désordonné et foisonnant, où chacun vient quand il le désire, faire ou ne rien faire, parler ou se taire, jouer d’un instrument ou écouter, peindre, ou pas.


Ce lieu agit alors comme un espace transitionnel winnicottien, à la fois contenant et structurant et a pour objectif de représenter le réel, l’indicible, et tout ce qui gagne à ne pas être frappé du sceau du signifiant. Les peintures y sont considérées comme des œuvres, et non comme le réceptacle de symptômes. Elles sont un objet de plaisir, de sublimation, qui permet de tisser des liens avec l’autre. Au delà de la création picturale, l’Atelier du Non-Faire permet donc la création d’agencements nouveaux, et en cela, il est un lieu original.


Le pouvoir d’enfermement du concept

Être en relation avec l’autre — quel que soit son rapport au monde — de la même manière qu’avec n’importe qui, c’est considérer que le sujet présentant une souffrance psychique est un sujet comme les autres, ou plutôt qu’il est différent … comme tout le monde. Ce qui m’intéresse dans ce dispositif, c’est la remise en question qu’elle sous-tend. En effet, Christian Sabas nous prouve ici que le fou n’est pas si fou, et qu’il suffit de ne plus le considérer comme tel pour que celui-ci trouve une place dans la cité. Cependant, au delà de la place du fou dans la cité, ce dispositif pose la question de la pertinence à classifier les pathologies. La notion de folie variant en fonction des époques et des cultures, qu’elle vérité y a t-il au concept de psychose, sinon qu’il est un concept créé par des névrosés… Le névrosé obsessionnel tente de répertorier, classer et nommer la folie car la différence fait peur, le renvoie à l’inquiétante étrangeté innommable, et détruit son pouvoir d’assujettir l’autre. À la fin du XIXᵉ siècle, Hector Malot se demande qui du fou ou du psychiatre est le plus dangereux. En effet, la psychose n’existant pas en dehors du discours qui la suppose, nous pouvons nous demander quel est l’intérêt de penser l’altérité en terme de mauvais objet à rééduquer, à soigner et reconditionner. Penser de manière binaire en bien et mal, en normal et pathologique, en intérieur et extérieur, crée des catégories qui cloisonnent le sujet en pointant le négatif. La culture de la faute, de la culpabilité et du repentir, accentue le clivage et le sentiment d’anormalité, du sujet qui subvertie le langage. Exploser les barrières de la dite « normalité » en rendant les limites flexibles, communicantes, remet donc en question ce qui est habituellement désigné comme pathologique.




Ainsi, faire l’apologie des associations d’idées, de la rêverie, du non verbal, de l’étrange, et du cri — quelque soit son intensité et l’inquiétude qu’il suscite — me semble être une manière efficace de réintégrer la subjectivité, l’intérêt de ne pas tout maîtriser, de supporter le manque, ainsi que de critiquer, par l’action, la toute-puissance du pouvoir scientifique actuel. Dans une société de surconsommation, dans laquelle il n’y a plus de place pour le manque et où l’intolérance à la frustration règne ; supporter le rien, l’ennui, le Non-Faire, c’est réintégrer de l’humanité dans un fonctionnement totalement aliéné et aliénant.
De la classification des maladies à l’art Brut

Le (non) dispositif créé par Christian Sabas questionne le pouvoir scientifique, mais aussi le pouvoir politique. Que fait-on des marginaux ? Pourquoi est-il si utile pour une société de pointer l’Autre comme étant l’ennemi ? Les prisons comme les hôpitaux psychiatriques sont gorgés de ces portes-symptômes qu’il vaut mieux dénoncer comme défaillants, plutôt que risquer de remettre en cause les aberrations et les failles des systèmes groupaux dans lesquels nous vivons. Il est toujours plus aisé de projeter le mauvais vers l’extérieur que de se questionner sur ses failles. Ainsi, l’humain ne cesse de changer d’objet à détruire. Les rousses auraient été des sorcières malveillantes, les juifs seraient avides d’argent et de pouvoir, les occidentaux des individus superficiels et aliénés à la modernité, les musulmans des terroristes, les schizophrènes de dangereux meurtriers, et j’en passe !... Généraliser et nommer le mal interne à l’origine, permet de trouver des réponses face à l’angoisse du réel.



La recherche psychanalytique actuelle montre que les pathologies évoluent avec le temps. Du temps de Freud, en Europe, la névrose hystérique était courante, principalement du fait du tabou de la sexualité. Aujourd’hui, les névroses franches ont laissées la place aux pathologies limites, très fréquentes. Cela s’explique par l’évolution des sociétés occidentales qui se caractérisent par un nivellement des âges et des genres. Une société adolescente à vie, en quelque sorte. Cependant, dans une société que nous pourrions donc qualifier de « limite », dans laquelle les frontières sont de plus en plus poreuses (réalité / virtuel, adulte / enfant, homme / femme, etc.) comment expliquer que ce clivage existe encore autant ? Selon toutes logiques, la classification des maladies devrait elle aussi suivre le mouvement de la confusion, ce qui serait un des point positif de cette société limite. Nous voyons au contraire les petites boîtes et autres cases se multiplier et se rigidifier, dans une recherche de classification effrénée. Là où justement nous pourrions nous attendre à un entre-deux souple et raisonné, nous voyons apparaître le comportementalisme, les thérapies brèves et la médicamentation à outrance, comme les seules réponses apportées par une science qui se verrait bien remplacer Dieu et autres variantes au pluriel…
Finalement, l’art est peut-être le seul domaine véritablement vivant, dans lequel la manipulation religieuse, et la rigidité mortifère des chiffres et de la science n’ont pas de prise. L’essor de l’art brut, depuis Jean Dubuffet, à ouvert une porte de tolérance et de curiosité à l’égard des marginaux auparavant rejetés. Il me semble que l’Atelier du Non-Faire représente justement cela : un va et vient continue entre art et non-art, toujours en mouvement, qui pose finalement la question de ce qu’est une œuvre d’art, et au delà de ça, de ce qu’est le sujet. Le sujet, tout comme la notion d’art brut, échappent toujours aux définitions que l’on tente de leur accoler. Dès le moment où nous tentons de les nommer, ils sont déjà partis ailleurs. Et l’intérêt est alors de courir sans cesse à leur poursuite. Les visionnaires étant ceux qui les devancent !



Événement à venir du Non-Faire :

- Novembre et décembre 2010 : Expositions des artistes du Non Faire à la galerie Valois près du Louvre.
- Février 2011 : 13ème symposium de l'Atelier du Non Faire.

- Mai 2011 : Exposition au Metropolitan Art Space de Tokyo (Reconstitution d'un Atelier du Non Faire pour une période d'un mois et rencontre avec les personnes en demande d'agir des 66 hôpitaux nippons).
- Juin 2011 : Expositions à Fribourg (Allemagne) et Trieste (Italie).
- Septembre 2011 : Ouverture du musée vivant Non Faire (Réouverture du pavillon 53 de Neuilly sur Marne avec la fondation Non Faire).



Site Internet :

http://www.atelierdunonfaire.org/nonfaire.html